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Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

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Billet de blog 4 mai 2023

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La diabolisation de Macron comme contribution involontaire à l’extrême droitisation

Une surenchère verbale quant à Emmanuel Macron et sa politique par des politiciens et des intellectuels de gauche soutenant le beau mouvement social contre une réforme injuste des retraites pourrait davantage servir, de manière non intentionnelle, le Rassemblement national que booster la gauche… Hypothèses à contre-courant. Retour sur la question stratégique à gauche en post-scriptum.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis ses débuts, je participe, à Nîmes où j’habite, à ce mouvement bigarré, empli de dignités ordinaires, de colères et d’aspirations à une vie meilleure, contre la réforme des retraites imposée par Emmanuel Macron et son gouvernement. Je manifesterai encore une fois le 6 juin dans le cortège de mon syndicat, l’Union syndicale Solidaires.

Comme la plupart des mouvements sociaux s’opposant à une réforme régressive, les manifestations portent les traces d’une personnalisation, voire d’une diabolisation, de l’objet de la critique : dans ce cas le président Macron qui a principalement incarné la réforme. Ce n’est donc pas nouveau.

Ce qui est un peu moins courant, c’est que des professionnels de la politique de gauche et des intellectuels critiques donnent de l’écho à cette diabolisation, qui ne constitue qu’une composante du mouvement, la théorisent, la légitiment, la grossissent dans une dynamique de surenchère rhétorique. Comme si pour exister davantage dans un espace public contraint par le manichéisme des punchlines propre aux chaînes d’information en continu et à Twitter, il fallait caricaturer toujours plus, faire le plus de bruit possible dans le temps le plus court, au détriment des arguments et des nuances.

Cette dérive ne serait pas si grave au sein d’une crise plus large de la représentation politique et dans un autre contexte idéologique et politique. Cependant nous sommes dans une période d’extrême droitisation des débats publics(1), qui pourrait déboucher prochainement sur une victoire électorale du Rassemblement national. La nouveauté principale vient donc du contexte, qui donne d’autres sens périlleux à la diabolisation de Macron, que celle de Valéry Giscard d’Estaing à la fin de son « règne » n’avait pas, par exemple. Ainsi je voudrais explorer l’hypothèse selon laquelle la diabolisation de Macron, visant sa personne et/ou le régime politique qu’il incarne, portée aujourd’hui par des politiciens et des intellectuels de gauche pourrait participer à consolider les probabilités de victoire électorale de l’extrême droite. Partant, cette diabolisation se présente comme un pôle actuel des dérèglements confusionnistes analysés dans mon livre La grande confusion.

Avant d’en venir là, il me faut brièvement rappeler qu’un facteur important d’extrême droitisation est venu dans la dernière période de… Macron lui-même.

Des discours et de la politique d’Emmanuel Macron depuis décembre 2018 comme contribution à l’extrême droitisation

À rebours de sa campagne de 2017, où il mettait à distance les thèmes identitaires et défendait une vision plutôt pluriculturelle de la société française, Macron va commencer à mettre le doigt dans un identitarisme emprunté à l’extrême droite lors de son discours du 10 décembre 2018 quand, face au mouvement des « gilets jaunes », il annonce un « grand débat national ». Il associe alors « laïcité », « identité nationale » et « immigration ». Il ajoute, lors d’une conférence de presse tirant les conclusions du « grand débat », le 25 avril 2019, l’association entre « islam politique » et « communautarisme ». À partir de son intervention devant les députés de La République en marche, le 11 février 2020, le terme « séparatisme », associé au thème de « l’insécurité », tendra à remplacer celui de « communautarisme », en visant les musulmans. Cela débouchera sur une loi dite sur « le séparatisme » du 24 août 2021. Macron a ainsi participé à donner, comme avant lui Nicolas Sarkozy, une légitimité à une version soft de thèmes d’extrême droite, en participant à créer une suspicion autour des pratiques musulmanes, comme l’a bien mis en évidence le politiste Haoues Seniguer(2). Il l’a fait au départ pour tenter de se sortir momentanément du pétrin des « gilets jaunes », puis cette tactique politicienne s’est prolongée en une orientation stabilisée jusqu’à aujourd’hui.

Plus près de nous, Macron a fait preuve d’une grande irresponsabilité éthique et politique (après moi le déluge ?) en s’enfermant dans sa tour d’ivoire face au puissant mouvement social contre une réforme des retraites massivement rejetée par la population française, contrairement à Chirac-Juppé en 1995 ou à Chirac-de Villepin avec le contrat première embauche en 2006. Et pourtant, dans ces deux cas, l’extrême droite était encore éloignée du Pouvoir. En reculant et en négociant, il aurait donné plus de légitimité à l’action syndicale et aurait permis un contre-feu face à la progression du RN. Là il a grandement facilité le fait que Marine Le Pen ait principalement empoché la mise dans les sondages, en risquant de devenir la principale bénéficiaire politique de l’après-mouvement, comme l’a analysé le politiste Philippe Marlière(3).

Une fois rappelé cela, le souci de gens de gauche, à la culture antifasciste, antiraciste et internationaliste, attachés à la défense et au développement des libertés publiques comme à la justice sociale, devrait être double :

1) combattre les régressions identitaristes,  les reculs des libertés publiques et la réforme des retraites portées notamment par Macron ;

2) tout en faisant reculer le danger « post-fasciste »(4) incarné par Marine Le Pen, dont l’arrivée au pouvoir constituerait un saut qualitatif dangereux du point de vue de la xénophobie, du recul des libertés publiques et du nationalisme ; si Le Pen fille, ce n’est pas Hitler ou Mussolini, c’est proche de Orbán et de Trump ; c’est d’ailleurs pour éclairer ce type de régressions dans le cadre d’un État de droit détourné que la philosophe hongrois Gáspár Miklós Tamás (1948-2023) a parlé dès 2000 de « post-fascisme »(5).

Les excès rhétoriques de politiciens et d’intellectuels de gauche dans le sillage du mouvement social des retraites contreviennent au deuxième point.

Quand Mathilde Panot, Manon Aubry, Boris Vallaud suivent Frédéric Lordon et qu’Aurélie Trouvé et Yannick Jadot poussent le bouchon

Le 1er février 2023, l’économiste et philosophe de gauche radicale Frédéric Lordon, habitué par la mise en forme rhétorique via un habitus bourgeois de ressentiments petits-bourgeois en parlant au nom du « Peuple », qualifie Macron de « forcené », au « regard halluciné », n’hésitant pas « à aller au bout de sa folie », en ajoutant : « et un forcené ça se déloge »(6). Est-on encore dans la logique du combat politique quand on a affaire à un fou à déloger, avant de le conduire dans un hôpital psychiatrique version URSS brejnévienne ?

Le 20 mars 2023, Mathilde Panot, présidente du groupe de La France insoumise à l’Assemblée nationale, parle aussi du « forcené de l’Élysée » lors de la séance de vote sur la motion de censure, en comparant même Macron à l’empereur romain sanguinaire Caligula, via la pièce de théâtre du même nom publiée par Albert Camus en 1944(7). La députée européenne LFI Manon Aubry y va de son « il est un peu comme un forcené retranché à l’ l’Élysée » le 12 avril 2023 sur Europe 1. Le président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale Boris Vallaud s’était contenté d’un sobre « forcené » le 9 avril lors du Grand Jury RTL - Le Figaro - LCI … L’hypertrophie lordonnienne a largement affecté les dirigeants de la gauche, en faisant de Macron l’incarnation de la Folie et du Mal.

Avant la thématique du « forcené », l’économiste Aurélie Trouvé, députée LFI et ancienne porte-parole d’Attac, avait grossi la coloration « néolibérale » de Macron. Sur France Info, le 22 janvier 2023, elle en fait un « ultra-libéral ». Comme si « néolibéral » ne suffisait pas, et qu’il fallait se porter aux extrêmes avec « ultra »… L’allongement de l’âge de la retraite à 64 ans est une réforme socialement injuste puisant dans les revenus du Travail en exemptant les revenus du Capital. Elle n’est pas « ultra-libérale » et elle aurait pu même être menée dans une période « keynésienne ». Et si un politicien plus « ultra » avait directement privatisé le système des retraites, qu’aurait-on dit de plus qu’« ultra » ? D’autant plus qu’Emmanuel Macron est sans doute dans les faits le président de la République le moins « néolibéral » par rapport à François Mitterrand (à partir du tournant de 1983), Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, dans le sens où le COVID l’a conduit à injecter massivement de l’argent public dans l’économie dans un logique « keynésienne » et non pas « néolibéral », tout en continuant une politique pro-business et de dérégulation - néolibérale cette fois - du marché du travail. Encore une boursouflure rhétorique dans le portrait de l’incarnation supposée du Mal !

Même le modéré Europe Écologie Les Verts Yannick Jadot y a été de son exagération verbale. Le 25 avril 2023 sur France Inter, il diagnostique une « dérive illibérale », même si « on n’est pas la Hongrie ou la Pologne », on irait donc vers cela. En septembre 2017, Eric Fassin avait parlé d’un « néolibéralisme illibéral »(8), pour pointer judicieusement la dissociation chez Macron du libéralisme économique et du libéralisme politique, contre la thèse d’un Jean-Claude Michéa d’une « unité » du libéralisme économique et du libéralisme politique(9), beaucoup utilisée dans l’ultra-conservatrice Manif Pour Tous. Par rapport à l’intervention de 2017 de Fassin, on a avec Jadot un déplacement de sens, car on rapproche l’évolution du régime politique en France des régimes illibéraux type Orbán, ce que Tamás a appelé « post-fascisme ». Qu’il y ait des éléments illibéraux et des tendances autoritaires dans l’évolution politique macronienne (comme le recul des libertés publiques, les menaces sur ces libertés publiques dans les cas des Soulèvements de la terre et de la Ligue des droits de l’Homme, l’accentuation de la répression policière dans la continuité de la politique de Hollande-Cazeneuve au cours des manifestations contre « la loi Travail », le renforcement de la présidentialisation…) : oui ! Qu’on se dirige vers un régime illibéral, c’est erroné par rapport à l’état des résistances des droits et des garanties du pluralisme en France. Nous sommes toujours non pas dans une « démocratie représentative », terme impropre pour les régimes contemporains associant tendances démocratiques et tendances oligarchiques, mais dans un régime représentatif professionnalisé à idéaux démocratiques(10). Et il y a un saut qualitatif périlleux entre ce type de régime et un régime « post-fasciste » à la hongroise. Cependant, Jadot demeure un « petit joueur » en matière d’inflation rhétorique…

Frustration Magazine, Eugénie Mérieau, Jean-François Bayart, Marc Crépon

C’est dans les milieux intellectuels, qui devraient être les lieux les plus propices aux nuances et à l’attention aux contradictions du réel que l’emballement rhétorique a été le plus fort quant à la qualification de l’évolution politique du « macronisme ». Le journal en ligne de gauche radicale Frustration Magazine a été le plus loin en claironnant en mars 2023 que « la France est bien une dictature »(11).

Des universitaires aux travaux de qualité s’y sont mis aussi, comme si leur rigueur habituelle était tourneboulée par l’air du temps. Pour la juriste Eugénie Mérieau, dans une tribune publiée dans Libération le 28 avril 2023, le pays aurait basculé « dans une démocratie illibérale »(12). Même si l’historien politique Marc Lazar la contredit dans le même numéro(13), on doit noter que, en organisant un « pour » et un « contre », la rédaction du quotidien légitime les termes du débat. Le politiste Jean-François Bayart, souvent plus lucide, va dans le même sens le même jour sur son blog de Mediapart :

« La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties dites "illibérales", au même titre que la Hongrie, la Pologne, Israël, l’Inde et bien d’autres pays, et cela était inscrit dans l’équation même du macronisme. »(14)

Si Mérieau fait remonter le processus à 2015 sous la présidence Hollande, Bayart l’inscrit dans la logique du « macronisme », en s’adossant à un implicite essentialiste du type « le ver est dans le fruit »…

Poussant à la surenchère verbale, le journaliste Antoine Perraud demande dans un entretien avec le philosophe Marc Crépon publié sur Mediapart le 1er mai 2023 : « Retrouvez-vous des symptômes politiques allant jusqu’à vous rappeler certaines dictatures ? »(15). Crépon répond :

« J’ai contracté, en Moldavie soviétique à la fin des années 1980, une forme d’inquiétude civique. […] Trente-cinq ans plus tard, lorsque j’observe une démocratie dans laquelle commencent à être contestées à la fois la place des intellectuels, la liberté d’enseignement et même d’opinion, alors un voyant rouge s’allume en moi. […] Mais le voyant rouge devient écarlate lorsque le sommet de l’État, après être passé en force avec l’affaire des retraites – qui n’est sans doute pas terminée –, déclare à qui veut l’entendre que le pouvoir n’appartient pas à la rue. »

Et de préciser à la manière d’un éléphant dans un magasin de porcelaine :

« Voilà ce que les pouvoirs non démocratiques s’acharnent à contraindre. À tel point que la France m’apparaît, aujourd’hui, dans une zone grise aux frontières poreuses. […] Voilà pour moi la grande menace qui pèse sur nous : elle s’inscrit sous nos yeux dans les pratiques du pouvoir et prédispose au pire. […] on entre dans cette zone grise, cette porosité entre démocratie et "dictature". […] Cela nous rapproche de l’URSS ».

Proximité avec la « Moldavie soviétique » et avec « l’URSS », « voyant rouge », « écarlate », « frontières poreuses » avec la « dictature », rapprochement du « pire » : de la dentelle philosophique pour l’ancien directeur du département de philosophie de l’ENS Ulm ! Et les questions d’Antoine Perraud comme le chapeau de l’entretien le caractérisant comme « radical et judicieux » dotent les thèses avancées d’une certaine légitimité au sein de Mediapart.

On en oublie alors le rôle joué dans le confusionnisme idéologique par le thème de « la dictature » au cours de la période récente. C’est Michel Onfray qui lui donne une audience publique en 2019 avec son livre Théorie de la dictature (Robert Laffont) ; dictature que serait devenue la France. Rappelons qu’Onfray défend, depuis septembre 2015, l’alliance du « souverainisme de gauche » et du « souverainisme de droit » (le RN, qu’il ne qualifie plus d’extrême droite)(16) et, depuis la création de la revue Front Populaire en avril 2020, y travaille idéologiquement avec des contributeurs de gauche, de droite et d’extrême droite.

Accuser Macron d’être un « dictateur » a aussi été effectué du côté de la droite radicalisée par Laurent Wauqiez lors de la dernière campagne présidentielle le 4 mars 2022, avant que le président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes ne se rétracte(17).

Pourquoi cette diabolisation de Macron et du régime politique qu’il incarne est inquiétante ?

En quoi l’emballement rhétorique actuel parmi certains politiciens et certains intellectuels de gauche autour de Macron est-il périlleux ? Pour plusieurs raisons :

- Cela contribue, tout d’abord, à l’effacement de la frontière symbolique avec l’extrême droite, car le saut qualitatif entre Macron et l’extrême droite tend à disparaître. C’était déjà l’effet du thème de la supposée « dictature » macronienne chez Onfray, en lui permettant de surcroît de légitimer la possibilité d’une alliance avec l’extrême droite. Au-delà du thème de « la dictature », l’effacement de la frontière symbolique avec l’extrême droite constitue un de pôles importants d’un confusionnisme facilitant l’extrême droitisation(18). Prenons deux exemples au sein de deux pôles opposés de la gauche : la gauche radicale et la gauche dite « républicaine ». L’écrivain et éditeur de gauche radicale Éric Hazan lance en décembre 2018 à propos de la présence de l’extrême droite dans les manifestations parisiennes de « gilets jaunes » : « les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis, mais un peu quand même »(19). Du côté du centre-gauche dit « républicain », le philosophe Raphaël Enthoven lance sur Twitter le 7 juin 2021 qu’il voterait Marine Le Pen si le deuxième tour de l’élection présidentielle l’opposait à Jean-Luc Mélenchon. Cet effacement confusionniste de la frontière symbolique avec l’extrême droite a au moins deux effets : elle banalise le RN en le rendant plus légitime à gouverner et elle désarme les résistances à l’extrême droite (si nous sommes déjà ou presque dans un régime à la Orbán, pourquoi s’inquiéter de la victoire électorale de Le Pen ?).

- Ensuite, en personnalisant à outrance les mécanismes de domination, cela affaiblit la critique sociale structurelle (de la dynamique du capitalisme et des structures impersonnelles de domination - de classe, de genre, raciales, etc. - et de leurs entrecroisements) associée historiquement à la gauche, à la pensée critique et aux sciences sociales au profit d’une critique de surface, qui crée l’illusion de se débarrasser des maux principaux en se débarrassant d’un homme. Dans cette perspective, cela facilite le remplacement de la critique sociale structurelle par l’hypercriticisme conspirationniste, où la source de nos difficultés personnelles et collectives viendrait principalement de Méchants manipulant dans l’ombre et même d’un Grand Méchant manipulant dans l’ombre, cristallisant sur sa personne nombre de frustrations individuelles et collectives.

- La cristallisation de souffrances et de rancœurs diversifiées, voire de haines, sur un Grand Méchant est davantage propice à une politique du ressentiment portée par l’extrême droite qu’à une politique de l’émancipation portée par la gauche(20). On peut faire l’hypothèse socio-psychologique que le Grand Méchant peut faire office de catalyseur de multiples processus locaux similaires où, pour des raisons plus ou moins réelles ou imaginaires, une personne va fixer ses souffrances vécues sur une autre personne (un collègue ou un « petit chef », ou seulement quelqu’un ayant une situation légèrement supérieure à la sienne, ou un voisin, ou un membre de la famille, etc.).

La diabolisation de Macron n’apporte pas grand-chose à la lutte contre la réforme des retraites, contre le recul des libertés publiques et les violences policières. Elle n’apporte pas grand-chose non plus sur le plan de l’analyse en aplatissant les rugosités du réel dans des schémas simplificateurs. Par contre, dans le contexte actuel d’extrême droitisation, elle comprend des risques particuliers. Il apparaît donc temps  que cette surchauffe rhétorique s’arrête à gauche. Il y a tant d’autres choses importantes à faire pour reconstruire la gauche sur la plan pratique, intellectuel et de l’imaginaire… (voir le Post-scriptum de ce billet sur la question stratégique à gauche et ma nouvelle chronique mensuelle « Rouvrir les imaginaires politiques » sur le site de L’Obs)

Les risques antisémites de la bifurcation « Rothschild » : d’Olivier Mateu à Gaël Giraud

D’autant plus que la surenchère verbale est susceptible de renforcer la vivacité actuelle de l’antisémitisme. Quand on est en quête des Grands Méchants qui manipulent dans l’ombre, « les Juifs » peuvent apparaître rapidement comme boucs émissaires. Et avec plus de probabilité alors que le nom de « Rothschild » est réapparu, en lien avec le nom de Macron (qui a travaillé à la banque Rothschild), depuis la campagne présidentielle de 2017(21). Or le fantasme conspirationniste et antisémite autour du nom de « Rothschild » date de 1830 en France, comme l’a analysé le sociologue Pierre Birnbaum(22). Tout usage du nom de « Rothschild » dans le débat public ne mène pas, bien sûr, à l’antisémitisme. Cependant, c’est un terrain historiquement miné, car des significations ont été sédimentées à travers l’histoire des usages du nom qui sont susceptibles d’être plus ou moins réactivées en fonction du contexte. Or, justement, le contexte est plutôt propice à un certain revival de l’antisémitisme. Prenons deux exemples récents, dont le premier ne peut pas être clairement qualifié d’antisémite, mais demeure ambigu avec de possibles bifurcations antisémites, et le second apparaît plus nettement antisémite.

Le premier cas est une intervention du secrétaire de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, Olivier Mateu, sur BFM TV le 16 mars 2023 à propos de la réforme des retraites. Que dit-il exactement ? Il parle des « vrais commanditaires » de la réforme, « la Commission européenne, tous ceux à la banque Rothschild », et précise : « c'est Emmanuel Macron qui travaille pour la banque Rothschild » et « il continue à les servir ». Cela ne relève pas directement de l’antisémitisme, mais il y a dans ses propos des indices rendant possibles des bifurcations antisémites :

- une portée fantasmatique (en donnant une centralité à Rothschild dans le capital financier international aujourd'hui, ce qui n'a pas grand sens d'un point de vue factuel, mais qui réactive la mythologie historique d'une toute-puissance de Rothschild et des Juifs) ;

- un schéma conspirationniste : ce ne serait pas vraiment Macron qui gouverne la France, ce ne serait qu'un paravent ou un prête-nom, mais derrière, dans l'ombre, ses employeurs, les « vrais commanditaires », les donneurs d'ordre : « la banque Rothschild ». Donc à la tête du complot, on a un nom juif qui a abondamment servi historiquement à nourrir le conspirationnisme antisémite ;

- une opposition implicite entre nation (« mon pays ») et cosmopolitisme financier doté d’un nom juif, susceptible de réactiver le thème antisémite d’un cosmopolitisme juif déterritorialisé menaçant la nation.

Pas de propos directement antisémites chez Mateu, mais des bifurcations antisémites possibles à partir de ces propos dans le contexte actuel. Par contre, plusieurs mois avant, Gaël Giraud a plongé franchement dans des préjugés antisémites lors d’un débat sur Thinkerview le 23 octobre 2022. Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS et prêtre jésuite. Il est de sensibilité écologiste, est arrivé en troisième  position en termes de parrainages dans la Primaire populaire pour l’élection présidentielle de 2022 et a finalement soutenu Jean-Luc Mélenchon. Il lance à un moment :

« David de Rothschild […] a un grand projet on pourrait dire eschatologique, qui vise la fin des temps, qui est la privatisation absolue du monde et la  "médiocrisation", si je puis dire, de l’État. »

Et il ajoute :

« Emmanuel Macron d’une certaine manière est le porte-flingue, si je puis dire, de David de Rothschild. […] C’est un garçon qui exécute un programme qui lui est dicté par d’autres, notamment David de Rothschild, un programme qui est la privatisation du monde et la destruction de l’État social. »

Ainsi sont bien associés ici un conspirationnisme (« le porte-flingue de David de Rothschild », « qui exécute un programme qui lui est dicté par d’autres ») et un schéma antisémite classique (« un grand projet eschatologique, qui vise la fin des temps, qui est la privation absolue du monde »). Après avoir été condamné clairement par la Province jésuite d’Europe occidentale francophone (le CNRS n’a, par contre, rien dit !), Giraud a fait des excuses… mais partielles (voir le communiqué de l’association antiraciste RAAR : 23).

Des macronistes effacent aussi la frontière symbolique avec l’extrême droite

Sur France inter, le 28 avril 2023, l’historien Marc Lazar ne s’est pas seulement opposé aux excès rhétoriques visant Macron, il a aussi observé des excès macronistes visant les manifestants et affectant également la frontière symbolique avec l’extrême droite :

« J’ai vu une série d’accusations qui venaient d’ailleurs plutôt de la Macronie cette fois-ci […] et qui considèrent que ces casserolades sont des actes fascistes. Du calme ! Je veux dire le fascisme entre 1919 et 1922, il gagne la bataille de la rue à coups de matraque, à coups de gourdin, à coups d’huile de ricin. Ils brûlent les locaux des partis politiques d’opposition, enfin les partis de gauche, le parti socialiste, le petit parti communiste qui venait de naître, les organisations syndicales ».

Exemples de ces excès macronistes sur Twitter le 24 avril 2023 :

- l’ancien secrétaire d’État Benjamin Griveaux parle de « fascisme à l’état pur » ;

- la journaliste MarionVan Renterghem, ayant des proximités avec Macron, écrit : « Plein de petits fachos, et ça devient du fascisme ».

Ce type de brouillage politique ne peut aussi que faciliter l’extrême droitisation.

Radicalité politique et éthique de la responsabilité

Pour Marx, dans Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), « Être radical, c’est prendre les choses par la racine »(24). Or, les maux qui nous affectent ont des racines plurielles et emmêlées. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’intersectionnalité(25). C’est pourquoi la diabolisation de Macron ne constitue qu’une radicalité superficielle, qui confond radicalité et niveau de bruit, radicalité et provocation, radicalité et punchline. Bref une radicalité pour chaînes d’information en continu et pour Twitter !

La radicalité intersectionnelle est, par contre, sensible aux contradictions et aux complications du réel. Dans cette perspective, elle à prendre en compte le sens que les contextes changeants contribuent à donner à nos paroles et à nos actions. C’est ce que le sociologue Max Weber a appelé une éthique de la responsabilité, « selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action »(26). Or, ces conséquences, comme le rappelle aussi Weber, échappent le plus souvent aux intentions des différents protagonistes(27). Nous pouvons ainsi participer involontairement, le nez dans le guidon, à nos propres malheurs. Manifestement, tant Emmanuel Macron et certains de ses partisans que les politiciens et les intellectuels de gauche dont j’ai parlé manquent aujourd’hui d’une éthique de la responsabilité dans un moment pourtant inquiétant.

Notes :

(1) Voir l’enquête présentée dans mon livre La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2021.

(2) Haoues Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont, Le Bord de l’eau, 2022, et sur Mediapart son entretien avec Lucie Delaporte : « Islam de France : "La logique du soupçon est devenue la boussole de l’État français" », 23 décembre 2022.

(3) Philippe Marlière, « Macron’s pension reform deepens France’s democratic crisis », blog EUROPP (European Politics and Policy, The London School of Economics and Political Science), March 23, 2023.

(4) Je parle de « post-fascisme » pour me dissocier de deux tendances à l’œuvre dans les débats académiques et politiques sur les extrêmes droites aujourd’hui : 1) ceux qui parlent de « fascisme », en postulant une identité avec les fascismes européens des années 1920-1940, sans se préoccuper des transformations actuelles ; et 2) ceux qui parlent de « national-populisme », en oubliant les composantes fascistes. Dans « post-fascisme », « fascisme » pointe des continuités historiques et « post » des discontinuités actuelles.

(5) Gáspár Miklós Tamás, « On Post-Fascism », Boston Review, June 1, 2000, et « What is Post-fascism?  », openDemocracy, 13 September 2001.

(6) Frédéric Lordon, Intervention au meeting du groupe Révolution Permanente le 1er février 2023, repris sur YouTube, le 3 février 2023.

(7) Assemblée nationale. XVIe législature. Session ordinaire 2022-2023. Séance du lundi 20 mars 2023.

(8) Eric Fassin, « Macron, néolibéral illibéral », Mediapart,  11 septembre 2017, reprise d’une tribune parue dans Libération le 7 septembre 2017.

(9) Pour une critique de la thèse de « l’unité » du libéralisme économique et du libéralisme politique, voir mon article « Michéa et le libéralisme : hommage critique », Revue du MAUSS Permanente, 22 avril 2009.

(10) Voir mon texte « Nos prétendues "démocraties" en questions (libertaires). Entre philosophie politique émancipatrice et sociologie critique », site de réflexions libertaires Grand Angle, 5 mai 2014.

(11) Rob Grams (rédacteur en chef adjoint, formation en science politique), « Pourquoi la France est bien une dictature », Édito, Frustration Magazine, 22 mars 2023.

(12) Eugénie Mérieau (Maîtresse de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), « Les recours à l’état d’urgence ont fait basculer le pays dans le camp autoritaire » [titre de la version papier], Libération, 28 avril 2023.

(13) Marc Lazar, « La France d’Emmanuel Macron n’a rien d’une dictature » [titre de la version papier], Libération, 28 avril 2023.

(14) Jean-François Bayart, « Cet enfant est dangereux », blog Mediapart, 28 avril 2023.

(15) Marc Crépon, « Nous vivons une véritable allergie au peuple : une démophobie », entretien d’Antoine Perraud, Mediapart, 1er mai 2023.

(16) Michel Onfray, « Souverainisme et recomposition politique », chronique « Le monde selon Michel Onfray », France Culture, 5 septembre 2015.

(17) Léa Guedj, « "Ça n’était pas adapté" : Laurent Wauqiez rétropédale après avoir qualifié Emmanuel Macron de "dictateur" », site de France Inter, 4 mars 2022.

(18) Voir La grande confusion, op. cit., pp. 557-580.

(19) Éric Hazan, « Paris n’est pas un acteur, mais un champ de bataille », entretien avec Joseph Confavreux, Mediapart, 7 décembre 2018.

(20) Voir mon texte « The Batman : s’émanciper des politiques du ressentiment », blog Mediapart, 11 mars 2022.

(21) Voir Hélène de Gunzbourg, « Le nom de Rothschild dans la campagne présidentielle », site Lignes de Crêtes, 11 mars 2009.

(22) Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros [1e éd. : 1979 sous le titre Le peuple et les gros], Paris, Fayard/Pluriel, 2010, pp. 49-78.

(23) Communiqué du RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes) du 7 novembre 2022 : « Quand le chercheur Gaël Giraud plonge dans le conspirationnisme antisémite, puis se rétracte… partiellement ».

(24) Repris dans Marx XXIe siècle, choix de textes commentés par Philippe Corcuff, Paris, éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012, p. 177.

(25) Voir mon article « L’intersectionnalité : entre cadre méthodologique, usages émancipateurs et usages identitaristes », Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 32, été 2022.

(26) Max Weber, « La profession et la vocation de politique » [conférence prononcée le 28 janvier 1919], repris dans Le savant et le politique, préface, traduction et notes de Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte/Poche, 2003, p. 192.

(27) Ibid., p. 185.

Prolongement (8 mai 2023) : J'ai été amené à prolonger ce billet de blog dans un entretien mis en ligne aujourd'hui :

"Philippe Corcuff : dire que nous sommes déjà en dictature, c’est «contribuer à normaliser le RN»", entretien avec Julie Clarini, site de L’Obs, https://www.nouvelobs.com/idees/20230508.OBS73059/philippe-corcuff-dire-que-nous-sommes-deja-en-dictature-c-est-contribuer-a-normaliser-le-rn.html <accès abonnés>

Post-scriptum : Comment changer politiquement la société ou le retour de la question stratégique (Sabado, Khalfa, Eckel, Serein, Corcuff)

Plutôt que de se perdre dans la radicalité superficielle pour Twitter, et si la gauche reprenait langue avec la question stratégique, c’est-à-dire le plan du comment on passe, via une action politique organisée, des sociétés actuelles à des sociétés principalement orientées par un horizon d’émancipation sociale ? Suite à une séance du séminaire de recherche militante, libertaire et pragmatiste ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 17 février 2023 autour d’une intervention de François Sabado (un des principaux dirigeants, de la fin des années 1990 à la fin des années 2000, de la Ligue communiste révolutionnaire et de la IVInternationale, voir sa fiche dans le Maitron), le site de réflexions libertaires Grand Angle propose un dossier sur la question composé de cinq textes :

- le texte de François Sabado : « Où en est-on du débat stratégique parmi les révolutionnaires aujourd’hui ? » ;

- un texte de Pierre Khalfa, figure syndicale et associative de la gauche radicale : « Une perspective stratégique à reconstruire » ;

- un texte de Didier Eckel, co-animateur du séminaire ETAPE et ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire : « Une stratégie : une utopie pragmatique ? » ;

- un texte de Georges Serein, militant de la Fédération anarchiste : « Interrogations et propositions libertaires pour une mise à jour stratégique » ;

- et un texte de Philippe Corcuff, co-animateur du séminaire ETAPE : « Repères stratégiques libertaires pour le XXIe siècle, de Proudhon et Marx à The Wire. Rompre avec le virilisme et autres mythologies ».

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Un nouveau rendez-vous mensuel

En complément de mes interventions sur ce blog de Mediapart, découvrez un nouveau rendez-vous sur le site de L’Obs : la chronique mensuelle « Rouvrir les imaginaires politiques », qui a débuté en mars 2023 et qui passe par les cultures populaires (chansons, cinéma, séries TV, romans…).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.